Entretien avec Ogarit Younan, sociologue et militante, pionnière de l’éducation non-violente au Liban…

Entretien réalisé avec Ogarit Younan, fondatrice de l’université AUNOHR et personnalité membre de Non-Violence XXI depuis avril 2019

Peux-tu décrire en quelques mots ce qui t’a amené à la non-violence ?

Quelque chose de très naturel en réalité. Je me suis toujours sentie mal face à une injustice et à tout acte de violence. À l’école, dès que je voyais un de mes camarades injustement traité, je réagissais. Je n’ai jamais aimé la compétition non plus. Je ressentais la détresse des vaincus. À 18 ans, j’ai élaboré et appliqué une éducation alternative non-violente, prenant le risque de perdre mon travail d’institutrice. M’engager, c’était une évidence. En 1976, durant la guerre civile au Liban (1975-1990), j’ai rédigé un article publié dans un grand quotidien où j’affirmais mon opposition à la violence. Deux personnalités libanaises de l’époque l’ont lu et m’ont invitée à devenir membre d’un grand réseau national. En 1982 j’ai rencontré Walid Slaybi. Ensemble nous avons tracé un chemin pour la non-violence jusqu’alors inédit dans le monde arabe. J’ai également commencé à lire des auteurs comme Tolstoï, Thoreau, Fromm, Gandhi bien sûr, Lanza del Vasto, Muller et d’autres en langue arabe. Dans le fond, c’est comme si la non-violence avait toujours été là, comme si j’étais faite pour lutter.


Non-Violence XXI a décidé de soutenir un projet réalisé dans le cadre d’une université très particulière que tu as fondée en 2014. Que peux-tu nous dire sur cette académie ?

Le projet AUNOHR (Academic University for Nonviolence and Human Rights) arrive au terme de trente années d’actions, de formations, d’acquis concrets, de nouvelles idées et modèles où nous avons semé les graines d’une nouvelle histoire de la société civile au Liban. Grâce à ce travail plein de leçons, et au vu des défis permanents qui s’imposaient à la non-violence, nous en sommes arrivés au constat Walid et moi que la culture non-violente avait besoin d’un «plus», besoin d’être encadrée professionnellement. En 2009, nous avons lancé un projet académique pilote sur trois ans, projet qui a dépassé toutes nos espérances. Et en 2014, nous avons inauguré l’académie. Son objectif : institutionnaliser une non-violence professionnelle dans tous les domaines afin de transformer durablement la société et de nous transformer nous-mêmes. L’université propose une formation complète avec neuf spécialités : éducation, théâtre, médiation, CNV et médias, stratégies, droits humains, etc. Aujourd’hui, une centaine d’étudiants venant de plusieurs pays arabes ont obtenu leur master ce dont nous sommes très heureux. L’université de la non-violence, c’est un concept unique au monde.


Comment la non-violence est-elle perçue au Liban ?

Lorsque nous avons fait nos premières actions, beaucoup se moquaient de la non-violence, «un truc de lâches» selon eux. D’autres ne comprenaient pas bien le principe et une minorité seulement était déjà convaincue. Aujourd’hui, cela a radicalement changé. La plupart des mouvements souhaitent se former aux méthodes non-violentes. Lors des manifestations de ces derniers mois, j’ai vraiment pu mesurer ce changement des mentalités. Bien sûr, il existe toujours des groupes qui prônent la violence. Quand nous discutons avec eux, ils découvrent qu’il existe des révolutions non-violentes. Ce qui importe surtout, c’est d’afficher d’emblée notre objectif commun, un objectif social et politique, pour toujours plus de justice. La violence n’est en fait qu’une dénaturation de notre but à la base. Lorsqu’on a compris cela, leur regard sur cette non-violence courageuse et efficace n’est plus le même.

Walid et toi avez dispensé un grand nombre de formations à des publics différents dès le début des années 80 dans un pays encore en guerre. Vous aviez pourtant peu de moyens. Quelle a été la recette pour mener ce travail et garder votre motivation ?

En fait, nous avions joint nos compétences lui et moi, que ce soit dans l’éducation, la sociologie, l’économie, la psychologie sociale, les stratégies ou même dans l’art et la communication. Nous nous sommes appuyés là-dessus pour créer un système de formation sans même nous en rendre compte au départ. Je crois qu’il y avait une forme d’authenticité et une méthodologie pionnière dans ce que nous proposions, et cela a attiré du monde. Nous n’avions même pas l’impression d’être un mouvement. C’était notre vie. Aujourd’hui encore, on appelle «nos enfants» les premiers activistes et animateurs formés à la non-violence durant ces premières années. L’effet boule de neige fonctionne toujours depuis et nous continuons à en récolter les fruits. Concernant notre motivation, je crois que le fait de vivre dans un pays en guerre et au cœur d’un système injuste n’y est pas étranger. Personnellement, je pense aussi que mes parents m’ont appris chacun à leur manière à donner et à résister.

Une conclusion pour nos donateurs ?

Grâce aux dons, la paix trouve toujours des moyens. Mais la plupart des grands moyens sont au service de la violence. La question est donc: quels moyens allons-nous dédier à notre beau projet ?