Entretien avec Rachel Lamy, rédactrice en chef de la revue ANV, militante de la non-violence, « citoyenne du monde et jardinière de paix »

La non-violence ou la rencontre avec l’autre…

 

Bonjour Rachel. Pour commencer, peux-tu revenir sur ta rencontre avec la non-violence ? 

Elle est le fruit de plusieurs facteurs. J’ai une formation d’éducatrice qui m’a permis de faire de belles rencontres. J’ai aussi eu la chance de côtoyer très jeune des figures inspirantes. Je pense à Lucien Converset appelé Lulu, prêtre et objecteur de conscience, une personnalité incroyable remplie d’espérance, toujours tournée vers l’autre. Je pense à Jean-Marie Muller que j’ai rencontré par le biais de Lulu. Il y a aussi eu un moment fondateur dans mon rapport à l’autre. C’est ma rencontre avec André sur le premier camp avec Lulu. Un personnage un peu sauvage qui m’a d’abord fait peur. Par chance, j’ai dépassé mon appréhension et appris à le connaître. J’ai alors découvert un être incroyable, un trésor d’humanité et de sagesse. Cela a complètement changé mon regard sur l’autre et sur les préjugés qui nous nourrissent trop souvent. Ma rencontre avec la non-violence, c’est donc d’abord ma rencontre avec l’autre.

J’ai également beaucoup voyagé ce qui m’a rapidement permis de m’interroger sur ce qui nous sépare et nous divise. J’ai pu observer à travers ces expériences que très souvent c’est notre situation, notre environnement qui conditionnent notre rapport au monde et alimentent les conflits. C’est ce qui m’a poussé à aller voir plus loin, à me questionner sur des sujets comme la résolution des conflits, la réconciliation, le pardon même. Ou comment recréer des espaces de dialogue dans des sociétés meurtries. Comment arrêter l’escalade qui mène à la haine et au ressentiment tout simplement.

C’est possible de projeter un avenir commun avec celles et ceux avec qui l’on s’est entretué·e·s pendant des années ?

Je crois. Au Rwanda, j’ai rencontré des personnes qui ont su ou pu pardonner. Des personnes ayant travaillé sur des programmes de réconciliation. J’ai été bluffée par l’incroyable travail réalisé avec les prisonniers génocidaires. C’est bien sûr un travail de très longue haleine. Un processus qui nécessite de la confiance. Les choses avancent petit pas par petit pas. Lors d’une première rencontre entre les deux parties (à laquelle j’ai eu la chance de pouvoir assister), il y a eu des cris, des hurlements. Cette étape a vite été interrompue et le programme aurait pu s’arrêter là. Mais ils ont décidé de continuer et ont compris que cette étape constituait un moment clé du processus : « il fallait en passer par là… ». Pour y parvenir, il faut des moyens, une équipe, des structures, et le soutien du collectif. Cela m’a fait prendre conscience de l’importance du collectif pour effectuer ce chemin de pardon. Ce qui est à la fois extraordinaire et troublant c’est que dans ce programme il·elle·s vivent ensemble. On appelle ça un village de réconciliation. Cet incroyable travail sur la question du génocide, sur les blessures profondes liées à une histoire collective dramatique, c’est la preuve qu’avec des outils et une volonté forte de guérir nos plaies le chemin de la réconciliation est possible.

Sur ton blog, tu évoques aussi Gaby. Tu peux nous en dire un peu plus ? 

Gaby, c’est Gabriel Maire, prêtre également et ami de Lulu. Je l’ai peu connu car il a été tué en 1989 au Brésil alors que j’avais trois ans. Mais son héritage est si fort que j’ai l’impression qu’il a toujours été près de moi. Il fédérait énormément. Sa force résidait dans sa capacité à faire prendre conscience à chacun·e de son propre potentiel. Il était imprégné par la théologie de la libération portée notamment par Don Helder Camara et croyait à l’émancipation des opprimé·e·s, à l’instar du pédagogue Paulo Freire. Il prônait la formation et la conscientisation de tou·te·s, l’éducation populaire. Il a participé au Mouvement des sans-terre et dénonçait la corruption. Il encourageait les habitant·e·s à se mobiliser, à s’organiser ce qui lui a vraisemblablement coûté la vie. Il se savait menacé mais il est resté. « Je préfère mourir pour la vie que vivre pour la mort » disait-il. Mon engagement pour la non-violence et l’intervention civile de paix est lié à son histoire.

 C’est quoi un « Jardinier de la Paix » ? 

C’est quelqu’un qui travaille avec persévérance et confiance dans l’avenir. Souvent des travailleur·se·s de l’ombre. Celles et ceux que l’on ne voit pas ou peu mais sans qui rien ne serait possible. Des gens pétris d’humilité. J’ai un énorme respect pour ces semeur·se·s de graines et d’espoir. Pour leur travail quotidien et acharné. Ce qui me frappe, c’est l’énorme décalage entre leur impact sur les personnes qu’il·elle·s ont côtoyées et leur niveau de reconnaissance.

Tu as effectué en 2009 un stage au Brésil dans un foyer pour enfants et adolescents des rues. As-tu douté de la non-violence parfois ?

 Jamais. Cela a même renforcé mes convictions. J’ai compris que la violence était surtout le symptôme d’un système défaillant. Par rapport aux profils des enfants accueillis (violences familiales, prostitution, trafics de drogue), j’ai trouvé une fabuleuse cohésion d’équipe et une volonté de toujours porter un regard positif sur les jeunes, même en cas de comportements graves. Maintenir un cadre bienveillant. J’ai découvert une autre approche que la nôtre. Laissant plus de place aux émotions. Acceptant l’idée d’une certaine proximité affective dans la relation éducative. On vit ensemble. On se côtoie dans d’autres cercles que le strict champ professionnel. Cela fonctionne à merveille. Une approche pleinement non-violente à mon sens car créatrice de liens puissants.

De 2018 à 2019, tu as beaucoup voyagé (Serbie, Liban, Palestine, Israël, Rwanda, Afrique du Sud, Inde, etc.) Quel était l’objectif de ce périple? 

Faire des rencontres et m’inspirer de ce qui fonctionne ailleurs. Voir les choses par moi-même. J’étais fatiguée de la vision de l’humanité donnée par beaucoup de médias qui ne montrent que les côtés sombres de nos sociétés. J’avais besoin de me nourrir d’initiatives et d’expériences concrètes au service de l’humain. Des expériences basées sur le pardon, la résolution de conflits, la réconciliation. Pour ensuite voir comment je pouvais agir à mon échelle. Pour témoigner également de ce qui est beau dans ce monde et mettre en lumière des personnes qui font de l’espoir un moteur. Interpeller les gens. Les inviter à s’autoriser à rêver et à agir.  

Quels sont tes projets aujourd’hui ? Écrire, voyager, aller sur le terrain ?

D’abord, finir mon livre et raconter mes expériences (sortie prévue le 11 février). Puis repartir à la rencontre des gens et ouvrir des espaces de discussion sur la résolution de conflits. J’aimerais aussi pourquoi pas proposer un lieu qui favorise à la fois le ressourcement et les rencontres. Qui permette à des personnes de se reconnecter à ce qui les anime.

Un mot pour nos donateur·rice·s ? 

La non-violence représente un travail de longue haleine qui demande de la patience, beaucoup d’énergie, et des fonds bien sûr. Mais elle est surtout le fruit d’un travail collectif. Le seul projet à mon avis qui puisse faire barrage à la haine et entretenir la flamme de l’espoir.